Vieillesse : une question éminemment politique.
Un article de Jean-Michel Galano. Militant PCF.
La question de la vieillesse est trop souvent confondue avec celle de la prise en charge du grand âge, celle du financement des retraites voire avec celle de la fin de vie. Or ce sont là des questions différentes, dont chacune mériterait une approche spécifique. La vieillesse, troisième âge de la vie, est une réalité sociale objective d’apparition finalement très récente, qui ne doit pas être pensée de façon réductrice, mais reconnue pour ce qu’elle est, avec les problèmes inédits qu’elle pose et les possibilités qu’elle permet d’entrevoir.
- LA VIEILLESSE EST UNE IDEE NEUVE
L’Antiquité, le Moyen-âge, l’âge classique et même la période récente n’ont pas connu la vieillesse : elles ont connu, d’ailleurs peu et mal, « le vieillard », « les vieux ».
L’ « homme d’âge » (ce n’est que très rarement une femme) a été pendant des siècles un personnage ambigu, salué pour son expérience et son éloignement des passions, mais aussi moqué pour les travers dont il est supposé être affecté : prétentions, naïveté et autres ridicules. Géronte (du mot grec qui signifie « vieux »), Arnolphe et le barbon sont des caractères récurrents de la comédie classique. Mais c’est aussi, en définitive, un personnage suffisamment rare pour être atypique : jusqu’au milieu du XX° siècle, la survie de l’adulte est liée au travail qu’il fournit, et l’inactivité due au déclin de sa force de travail, et cela vaut aussi pour des sujets jeunes victimes d’accidents invalidants, l n’est que le prélude à la mort.
C’est parce qu’elle avait en tête cet héritage millénaire de représentations dépréciatives que Simone de Beauvoir, en 1970, appelait la société à changer de regard sur « la vieillesse », âge qu’elle faisait commencer à 65 ans, et la sommait de cesser de traiter les vieillards comme des « déchets ». Position ferme et courageuse, mais qui dès cette époque était déjà quelque peu décalée et qui, comme le remarque Lucien Sève, a elle-même beaucoup vieilli.
Car le fait est là : en peu d’années, les progrès de la médecine notamment préventive, de l’hygiène, de la prise en charge de nombreuses pathologies, mais aussi les luttes des salariés pour la réduction du temps de travail et pour des législations anti-pénibilité, ont entraîné un allongement sans précédent de l’espérance de vie en bonne santé. C’est une véritable plage de temps à vivre pleinement qui est apparue. Une perspective sans précédent historique pour les futurs retraités. Investir ce temps pour en faire un temps plein, c’est un enjeu de civilisation. La vieillesse est devenue un phénomène de masse à propos duquel on peut même parler de mutation anthropologique : le temps n’est plus où, comme me le disait ma grand-mère née en 1883 « quand une femme atteignait quarante ans, veuve ou pas, elle se mettait en noir pour le restant de ses jours ». Mais le temps ainsi libéré peut être occupé, utilisé ou investi de différentes façons et par des forces dont les intérêts divergent. De fait, il est devenu un enjeu pour les forces du capital et pour les logiques de profit.
- LA VIEILLESSE EST UN RAPPORT SOCIAL-
On ne peut pas définir la vieillesse uniquement par l’âge. L’âge est une réalité objective et quantifiable, mais aussi une donnée idéologique : au Moyen-Age, l’espérance moyenne de vie était de trente ans, et la vie du commun des mortels était une vallée de larmes : guerres, famines, épidémies… Or, l’âge est pour chaque individu le terme d’un rapport : on dit bien par exemple qu’un enfant est grand, ou petit, ou dégourdi, etc., « pour son âge ». On « fait », ou on « ne fait pas » son âge. L’âge est une donnée biologique objective indispensable dans l’évaluation d’un être vivant et suffisante dans celle d’un arbre, avec ses anneaux, ou d’un anima (l’âge d’un chat ou d’un chien) mais très insuffisante et même inopérante lorsqu’il s’agit d’évaluer un être humain. Et ceci pour une raison simple : l’être humain est l’articulation d’un dedans biologique et organique et d’un dehors culturel et social. Un dehors constitué non pas tant d’objets que d’outils, de médiations, de savoirs et de savoir-faire qu’il s’approprie, ou pas, selon le milieu social et culturel d’où il vient, par lequel il est pré-formé, et dans lequel il se forme à son tour.
C’est pourquoi les approches du vieillissement, qu’elles soient biophysiologique, économique ou compassionnelle laissent de côté l’essentiel.
L’essentiel, c’est que la vieillesse est un âge où il y a d’un côté une involution organique, de l’autre des possibilités biographiques infinies. Finitude du corps, de la base organique, des fonctions psychiques inférieures (mémoire immédiate, acuité perceptive, attention), mais qui n’affecte pas les fonctions psychiques supérieures acquises tout au long du processus éducatif (jugement, mémoire profonde, goût esthétique, valeurs éthique, etc.). Vie qui meurt et vie qui ne meurt pas.
Pour les raisons évoquées précédemment, raisons qui tiennent aux progrès de la société en matière d’accès aux soins et de droit s sociaux, la base biologique et organique s’est considérablement renforcée, permettant deux voire trois décennies de vie en bonne santé après la fin de l’activité professionnelle. Dans une société évoluée, le biologique c’est du social.
Du même coup, la vieillesse est devenue un enjeu économique, un marché âprement disputé.
Cela montre que si l’âge est à la fois donnée naturelle et rapport social, ce rapport social étant un rapport de classe. Un retraité peut être actif : vie familiale, engagements associatifs, pratique sportive, activité artistique… Or le capital ne conçoit pas d’activité autre que la production de plus-value et la consommation de la valeur ainsi produite. Il ne conçoit pas l’activité humaine comme Tätigkeit, modification conjointe de l’objet et du sujet.
Le vrai problème de la vieillesse ainsi conçue comme rapport social est donc bien celui du décalage, du déphasage entre les capacités individuelles d’appropriation et l’évolution des techniques et des savoir-faire : le déphasage, la difficulté parfois vécue comme une impossibilité de « se mettre au courant ». « On est largués », oui, mais pourquoi ? Ce n’est pas irrémédiable, et des jeunes aussi peuvent être « largués ». Cela arrive même de plus en plus vite et de plus en plus tôt.
Il est bon de le redire en cette période de rentrée: la vieillesse n’est pas plus imputable à l’individu que l’échec scolaire ne l’est à l’élève. Dans un cas c’est l’école qui échoue, dans l’autre c’est la société.
- LE CAPITAL NE RECONNAIT QUE CE QUI LE VALORISE
Au temps où le vieillard était rare, il pouvait être une figure symbolique auréolée de prestige voire sacralisée même si dans les faits la masse des vieux était traitée en « déchets », pour reprendre l’expression forte de Simone de Beauvoir. Désormais, les retraités sont une force économique réelle, avec du pouvoir d’achat, des capacités physiques et intellectuelles, du temps disponible.
Or la logique du capital ne connait que les coûts à réduire et les possibilités de profit à optimiser. La vieillesse est de son point de vue une dépense à réduire et, ce qui revient au même, une force de travail à exploiter (reculer l’âge de la retraite), mais aussi un immense marché potentiel.
Dans une société de classe, les travailleurs usés sont jetés sur le carreau, âgés ou non ! Dès la cinquantaine, il y a des vieillissements artificiels, des « obsolescences ». Déqualifications, déréglementations, mise au rebut de « ressources humaines » frappées d’inutilité sociale à partir de la cinquantaine. « La cinquantaine en quarantaine », comme disait Jacques de Bonis, triste réalité de notre temps.
L’individu n’est pas autre chose dans la logique du profit qu’une variable d’ajustement. Le capital ignore les singularités biographiques. C’est particulièrement vrai de l’individu âgé, qui ne peut plus être mis dans un rapport concurrentiel avec d’autres. L’individu âgé est pour le capital inutile en tant qu’improductif, mais par contre utile voire indispensable en tant que consommateur. De fait, tout un marché cible le « troisième âge » : agences de voyage, « maisons de retraite », immobilier privé adapté, presse, ameublement, produits de la vie courante supposés rendre la vie plus facile et qui ont fait des « seniors » un segment parmi d’autres de la consommation, accentuant le risque de ghettoïsation..
- LES TROIS VOLETS D’UNE VIE EMANCIPEE
De fait, on ne résoudra pas le problème de la vieillesse (à supposer qu’il s’agisse justement d’un problème) en appelant seulement au respect des anciens. La brutalité de leur mise à l’écart choque énormément les peuples moins marqués que nous par l’âge industriel et le libéralisme. Mais respecter vraiment, c’est relever le défi d’une socialisation réelle et pas seulement symbolique. Dans les sociétés peu marquées par le capitalisme, les personnes âgées bénéficient d’un statut symbolique que le capital leur fait perdre. Capital symbolique non dépourvu d’ambiguïtés, le plus souvent patriarcal et force d’inertie sociale. La question n’est pas celle d’un retour en arrière, nécessairement régressif, mais d’un dépassement. Responsabilité politique : faire rester jeunes le plus longtemps possible les hommes et les femmes.
Jeunesse, vie professionnelle, vieillesse, trois phases de vie bien marquées et qui doivent sinon s’harmoniser, du moins se compléter. Aucune ne doit être oublieuse de l’autre. « Devenir un beau vieillard », c’est une ambition à la fois individuelle et sociale.
Pour cela, il nous faut poser en grand la question de la Tätigkeit, de l’activité par laquelle l’être humain, en produisant le monde matériel et immatériel qui l’entoure, se modifie lui-même e, permanence. Activité à double face, sociale et individuelle, productrice non seulement de valeur matérielle (pas nécessairement commercialisable), mais aussi de sens, et moteur d’une construction biographique appelée à s’enrichir jusqu’au bout de la vie.
Car être actif, ce n’est pas seulement être occupé, il y a une conception aliénante de l’occupation comme simple détente, reconstitution de la force de travail en période d’activité salariée, loisirs négatifs préludant à une retraite négative.
L’activité, c’est un rapport social dans lequel l’individu ne cesse de se modifier lui-même. C’est pourquoi il y a de nombreux exemples de longévité intellectuelle, de Galilée à Goethe, de Picasso à Mandela. Inversement, les exemples de déchéance intellectuelle ou créative ont des causes non naturelles : exercice solitaire du pouvoir, estime excessive de soi, non-renouvellement, fermeture au monde et à la transmission du patrimoine social, et au « mouvement de la vie »…
C’est pourquoi la retraite est solidaire d’une formation générale permettant des remises en question, des reconversions et des investissements nouveaux. Expérience acquise, autonomie conquise, rôle majeur dans la transmission du patrimoine social…. Tout cela est de l’ordre du possible, un possible conquis par nos aînés , mais dont l’appropriation, la défense et la transmission ne dépendent que de nous.
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