Une tribune de notre ami Jean-Michel Galano. Militant PCF.

Les éloges, souvent sincères et parfois outranciers, dont on couvre Michel Serres au lendemain de sa disparition, ne facilitent guère la tâche à qui s’efforce d’évaluer de façon critique son apport au débat d’idées.  D’autant plus que ces louanges, parfois dithyrambiques, s’adressent davantage au chroniqueur, à l’habitué des médias et à l’essayiste séduisant et à l’académicien qu’au philosophe. Si l’on veut justement rendre justice à Michel Serres, sans doute faut-il procéder à l’inverse et s’intéresser d’abord à ce qu’il fut dans les commencements. On y trouvera non seulement un apport spécifique et original, mais aussi peut-être les germes d’une évolution qui a conduit ce navigateur très loin et même au plus loin de son port d’attache initial.

L’IDEAL LEIBNIZIENET LE REEL DES SCIENCES

Michel Serres, en cela très conforme à une tradition philosophique nationale (dont il s’est réclamé jusqu’à vouloir l’éditer intégralement en « corpus ») n’a jamais manifesté grand intérêt pour les traditions philosophiques allemandes ou anglo-saxonnes. On cherchera en vain, dans son œuvre protéiforme, quoi que ce soit de sérieux sur Fichte, Hegel et moins encore sur Marx. Par contre, il s’est beaucoup appliqué à faire connaître les matérialistes de l’Antiquité, mais aussi et surtout Leibniz. Pour des raisons différentes, mais en définitive convergentes.

En effet, Michel Serres avait reçu une réelle formation scientifique, assortie d’une non moins réelle pratique des techniques de la navigation. La science, il la connaissait tout autant par ses applications techniques que dans la pureté de la théorie – où il voyait bien plutôt une épuration durement acquise que la limpidité d’un fondement. Dans le cas du matérialisme antique, sa connaissance de la dynamique des fluides lui donne les moyens de comprendre ce qu’il en est du fameux « clinamen » des épicuriens, à savoir la « liberté » qu’un atome a de s’écarter de la ligne droite. Come Marx l’avait déjà fait dans sa thèse sur « La différence de Démocrite et d’Epicure », mais pour d’autres raisons, Serres montre de façon décisive combien la force d’une pensée, en l’occurrence matérialiste, lui vient de ce qu’elle a su s’adosser à une observation scientifique des processus naturels, éventuellement imités et appropriés à l’intérieur de procédés techniques.

S’agissant de Leibniz, on en arrive au point dur de la formation de l’auteur. Si la tradition philosophique française s’enracine, pour l’essentiel, dans le cartésianisme, elle n’a pas pu ignorer la confrontation avec Leibniz, et cela d’autant moins que Leibniz, qui écrit une partie de son œuvre en français, n’a cessé de se confronter, avec exigence et virulence, à la pensée de Descartes. Confrontation qui n’était pas que philosophique : Leibniz fait considérablement progresser les mathématique et dépasse, avec le calcul infinitésimal. le critère de vérité cartésien de la clarté et de la distinction. Avec Leibniz, c’est désormais le primat du calcul sur la représentation, l’idée que le monde, sous son foisonnement apparent, est le produit d’un calcul pleinement rationnel et régi selon le principe du meilleur.

Ce faisant, Leibniz, ingénieur des mines et très informé de l’évolution des techniques à son époque, se donnait les moyens de penser des phénomènes que le cadre conceptuel du cartésianisme ne parvenait pas à envisager, comme l’élasticité, les grandeurs infinitésimales et même le non-conscient. Plus encore, le leibnizianisme, en peuplant spéculativement la nature d’une infinité de petites âmes (les monades) qui s’entre expriment sans communiquer entre elles, ouvrait en grand la possibilité d’une connaissance scientifique du vivant.

D’autres philosophes français, par exemple Emile Boutroux et Yvon Belaval, avaient avant Michel Serres compris la nécessité pour l’idéalisme qui dominait alors l’université, de s’ouvrir à cette pensée extrêmement souple et féconde qui, représentant l’univers comme une continuité ramifiée à l’infini, avait le formidable avantage de réduire toute rupture à un effet subjectif de méconnaissance. Dans une telle perspective en effet, « natura non fecit saltus » ; la nature ne fait pas de sauts. Et l’histoire pas davantage. Les ruptures, les contradictions, la dialectique, sont évacuées a priori, ramenées à de simples manières définitivement subjectives de parler et de penser.  De même que l’espace n’est que « l’ordre des coexistences », le temps n’est que « l’ordre des successions ». Dans son très important livre Leibniz critique de Descartes Yvon Belaval, pourtant très favorable à Leibniz, note avec justesse que la pensée de Descartes, tributaire d’un modèle strictement mécaniste, est pour cette raison même mieux en mesure que celle de Leibniz, marquée par le calcul de l’infini et le biologisme,  pour penser les contradictions réelles, les rapports de forces et les discontinuités historiques.

DE LA SCIENCE A L’ESTHETISME

Michel Serres publie en en 1968 La Philosophie de Leibniz et ses modèles mathématiques. A cette date, il y avait quelque mérite à souligner qu’une philosophie ne se réduit jamais à un simple « discours » idéologique, que toute philosophie se constitue dans un rapport complexe avec les sciences de son temps et possède, quelles que soient par ailleurs les croyances et prises de position personnelles de l’auteur, une marge d’autonomie réelle par rapport à ces dernières. Saine approche, explicitée à partir de l’année suivante dans la série des « Hermès », où l’auteur montrait, dans des analyses rapidement devenues classiques, la différence qualitative entre un énoncé formulé dans le domaine de l’intersubjectivité («quand je dis « je t’aime ») et un énoncé à prétention d’objectivité (quand je dis un théorème). Que la communication soit autre chose qu’une contagion, que le rationnel se construise par une longue et délicate élimination du passionnel et du subjectif, voilà ce que Serres posait d’emblée. Et la référence à Leibniz prenait alors son sens plein : l’auteur de la Monadologie se faisait fort, comme d’autres mathématiciens de son époque, de trouver pour une distribution aléatoire de points, une courbe qui en rendrait raison de façon mathématique. Cette pensée selon laquelle tout désordre n’est qu’une apparence a une dimension métaphysique bien connue : le mal, le désordre, la souffrance,  ne sont que les illusions d’un sujet qui doit travailler sa vision du monde pour en ressaisir, s’il le peut, la rationalité profonde. « Doctrine plus dure qu’’il n’y paraît, sous son écorce indulgente », observait Jacques Brunschwig dans sa préface à la Théodicée. Michel Serres a assumé cette dureté-là.

Prenons un seul exemple, celui du petit livre intitulé Genèse, et qui devait d’abord s’appeler « Noise », titre refusé par l’éditeur. Ce qui est premier, pose Serres, c’est le bruit de fond, « le bruit de fond est le fond du monde ». « Noise » est un mot commun au français et à l’anglais, mais qui en anglais en est venu à désigner seulement le bruit et en français seulement la fureur. Le propre de la pensée rationnelle est de proposer des modèles mathématiques ou mathématisables permettant de reconnaître sous le désordre et la profusion du donné des lois de distribution et d’organisation permettant de penser en la dissipant la confusion apparente du réel.  L’observation rigoureuse, bien menée, nous y conduit  : un vol d’oiseaux, un banc de poissons, un essaim de moustiques, « Leibniz nommait agrégats tous ces ensembles ».  Penser, pour Michel Serres, c’est se donner les moyens de réduire l’autre au même, de ne laisser aux différences qu’un statut purement esthétique d’apparences, à jamais subjectives et sans valeur de vérité, sans valeur autre qu’esthétique.

Voilà pourquoi de nombreuses analyses de Genèse, celle du blanc, celle de la nudité, celle de la gymnastique, comme aussi son approche des « cinq sens » dans le livre éponyme, et de ce qu’il appelle « l’esthèse », sont véritablement originales et stimulantes. Mais on a aussi très souvent, quand on lit par exemple ses ouvrages sur des sujets aussi divers que Zola, Capaccio ou la Rome antique, d’une grille de lecture invariable virant parfois au procédé : partout des signaux se répondent, des réseaux se dessinent, une cohérence se cherche que seul le critique aperçoit.

 

UNE POLITIQUE CONSERVATRICE

La ligne de pensée de Michel Serres l’amène très logiquement à disqualifier par avance toute tentative révolutionnaire, stigmatisée comme violence. L’ordre humain est définitivement « local », et « la violence est l’un des deux ou trois moyens par lesquels certains cherchent à faire entrer le local dans le global ». Les révolutions ? « Il y a un bruit de fond dans le bruit de fond, et c’est là toute la chanson ». Pour nous exprimer e en termes hégéliens, on peut sire que selon notre auteur, incontestablement tout ce qui est réel est rationnel, mais qu’inversement le rationnel est voué à  n’être qu’un arsenal de modèles explicatifs permettant toutes les rationalisations a posteriori.

Et Michel Serres en a donné quelques surprenantes illustrations, par exemple en applaudissant aux émissions de télé-réalité, supposées donner à voir la réalité de la jeunesse dans sa « naïveté ». Ou encore en soutenant la baisse des horaires des disciplines littéraires dans les classes scientifiques, seule façon selon lui de doter la France d’un fer de lance de scientifiques purs et durs en ces temps de compétition mondiale…

De telles prises de position, liées à de grandes et réelles qualités d’écrivain, lui ont valu reconnaissance médiatique et académique, alors même que la masse des scientifiques et des philosophes prenaient leurs distances avec lui. Pourtant, il serait très injuste de minimiser son apport. Michel Serres a eu raison, dans les années de l’après 68, de montrer que les sciences ne se réduisaient pas à un discours, et qu’il n’y est pas seulement question de sens, mais aussi et d’abord de vérité. Que son attachement inconditionnel au modèle leibnizien l’ait fait de proche en proche adhérer à un conservatisme d’abord métaphysique, puis politique, en dit moins long à mon sens sur l’évolution de Michel Serres lui-même que sur les limites du modèle en question.

Jean-Michel Galano Responsable du PCF Saint-Cloud - jmpgalano@orange.fr

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