Démocratie transactionnelle
La démocratie transactionnelle va-t-elle supplanter la démocratie républicaine et universaliste ?
Aujourd’hui, les aspirations universalistes et fédératrices de notre corps social déliquescent tendent à être évincées au profit de revendications individualistes, communautaristes ou consuméristes. Comment alors retrouver le sens de l’intérêt général ? Une nouvelle forme de démocratie émerge : la démocratie transactionnelle. La transaction y remplace l’émancipation et l’individualisme y supplante l’intérêt général. Dans cette perspective, la démocratie transactionnelle sonne le glas de la démocratie républicaine et universaliste.
Notre régime républicain est démocratique. Pourtant, République et Démocratie ne se recouvrent pas nécessairement. Il y a des régimes démocratiques qui ne sont pas des Républiques et inversement. Par ailleurs, la notion de démocratie n’est pas circonscrite au vote et au processus électif. Il en existe de multiples formes ou modalités : démocratie participative, démocratie d’opinion, démocratie citoyenne, démocratie délibérative, démocratie sociale, démocratie locale…
Ces différentes modalités ne s’opposent pas les unes aux autres. Bien au contraire, elles s’enrichissent mutuellement. Il n’en demeure pas moins qu’il est fréquent qu’elles se concurrencent. On assiste alors à un conflit de légitimité. Qui est le plus légitime ? Une assemblée d’élus qui sont passés au travers d’un long processus électif qui a réuni des millions d’électeurs ou une assemblée de citoyens engagés, réunis de façon circonstancielle autour d’un projet ou d’une revendication ? Les médias sont-ils plus légitimes que les institutions ? Les syndicats plus que les partis politiques ? Les juges plus que l’exécutif ? Les scientifiques plus que les citoyens ?
A l’heure des gilets jaunes, de la crise de confiance sanitaire et de la désacralisation de la parole publique, la question vaut d’être posée…
Revenons-en aux bases ! La démocratie, ce n’est pas seulement un mécanisme (élections, type de régime, séparation des pouvoirs etc.). La démocratie, ce sont également des valeurs et des principes comme la liberté d’expression, la transparence, la liberté de la presse, le respect des contre-pouvoirs, le respect de l’état de droit, la non-discrimination… Pourrait-on parler de démocratie si la loi, votée par des représentants élus au suffrage universel, prévoyait d’interdire l’expression de certaines opinions légitimes ou la pratique de tel ou tel culte ? L’Afrique du Sud du temps de l’apartheid était-elle démocratique ? La pratique du pouvoir par Donald Trump était-elle compatible avec la démocratie ? La République Populaire de Chine est-elle une démocratie ?
En France, où l’attachement à la République est un élément constitutif de notre identité nationale et de notre pacte démocratique, le sujet est brûlant. Les démocrates s’opposent aux républicains. Les premiers sont parfois plus souples et accommodants. Au nom de la démocratie et du droit des individus, ils sont plus enclins à accepter les particularismes, le multiculturalisme et le port du voile à l’école par exemple. Pour les républicains, la notion d’intérêt général, de Raison, ou de Nation prime sur l’individu et les amène souvent à une vision plus intransigeante ou absolutiste de la vie en société, au détriment des libertés individuelles. Cette tension est aujourd’hui exacerbée et l’équilibre est difficile à trouver, d’autant plus que les tentatives d’instrumentalisation à des fins politiciennes se multiplient.
Personnellement, je considère que cette situation est très inquiétante. J’ai beau être davantage démocrate que républicain, j’ai le sentiment que nous avons collectivement des difficultés à créer du commun et à nous réunir autour d’un projet universaliste et d’intérêt général qui nous transcende. La société est de plus en plus fragmentée et les individus sont constamment ramenés à leur singularité. Il s’agit d’une forme de réductivisme et d’essentialisme mortifères.
Les exemples sont légion. Le féminisme ou l’antiracisme se sont ainsi longtemps définis comme des universalismes qui visaient à lutter contre toute forme de discrimination et aspiraient à une égalité réelle. Aujourd’hui, certains courants du féminisme et de l’antiracisme (pas tous bien heureusement !) mettent en avant une vision séparatiste qui réduit et essentialise l’individu à sa condition indépassable : une femme sera toujours une femme opposée aux hommes. Un noir reste un noir victime de siècles de discriminations et d’infériorisation. La lutte des classes, des sexes, des races ou des religions l’emporte désormais sur les combats universalistes et émancipateurs qui avaient vocation à transcender les individus et à les réunir autour d’aspirations partagées. Rajoutez à cela l’intersectionnalisme qui cumule les motifs de discrimination ou de réductionnisme (une femme à la fois noire, musulmane, pauvre, homosexuelle…) et on est en droit de se s’interroger sur notre capacité à vivre ensemble…
Cette tendance lourde a une incidence majeure sur la démocratie. Les individus étant ainsi essentialisés et réduits à leur part irréductible, les aspirations universalistes et fédératrices étant supplantées par les revendications communautaristes et individualistes, comment retrouver le sens de l’intérêt général ? Sommes-nous condamnés à former une juxtaposition de communautés balkanisées, incapable de dépasser ses singularités pourtant si enrichissantes ? Comment vivre en commun et dessiner un projet collectif ?
En réalité, une nouvelle forme de démocratie émerge : la démocratie transactionnelle. Les individus ayant renoncé à leurs aspirations universalistes, ils se contentent de négocier, pour eux-mêmes et leur soi-disant communauté, des droits, des avantages ou des réparations (qui n’en sont parfois pas moins légitimes) en s’exonérant de toute réflexion sur le sens du collectif. La transaction remplace l’émancipation. L’individualisme corporatiste et consumériste supplante l’intérêt général. Dans cette perspective, la démocratie transactionnelle sonne le glas de la démocratie républicaine universaliste qui plonge ses racines dans le siècle des Lumières et s’est consolidée tout au long des XIXème et XXème siècles.
Heureusement, la résistance s’organise ! Pour dire vrai, elle n’a jamais rendu les armes. Je suis peut-être un peu « old school » mais je garde la foi et reste admiratif du travail incessant conduit depuis toujours par de nombreuses organisations, associations ou partis politiques qui restent fidèles à cette vision : SOS Racisme et son Président Dominique Sopo que j’ai entendu lors de conférences politiques et qui m’a vraiment subjugué ; de nombreux élus locaux, notamment du Parti Socialiste mais pas que ; de nombreu(ses)x femmes et hommes politiques de l’ancien monde, de gauche comme de droite ; de grandes consciences intellectuelles dont notre pays regorge…
Les citoyens que nous sommes, engagés ou non politiquement, doivent impérativement prendre le relais. A nous de tenir bon sur ces valeurs essentielles et de ne pas céder au repli identitaire, individualiste ou consumériste. Sachons nous transcender et élever le débat. Retrouvons le sens de l’intérêt général. Engageons-nous !
Les entreprises ne peuvent quant à elles s’exonérer d’une réflexion sur l’évolution de notre modèle démocratique. A l’heure de la désintermédiation des moyens de communication, de l’égalisation des rapports de force, de la diversification des parties-prenantes, de la RSE et de la raison d’être, elles vont devoir être agiles, audacieuses, sincères et produire en permanence des contenus à forte valeur ajoutée leur permettant de revendiquer leur contribution à l’intérêt général.
C’est pas gagné mais on y croit…
Lourd de ouf